« Ils sont esclaves, mais ils sont hommes »

Servi sunt ? immo homines…*

Vettius Agorius Praetextatus, éminent aristocrate, tient banquet pendant les vacances des Saturnales ; on y parle entre lettrés d’histoire ou de mythologie, quand la question de l’esclavage est soulevée par Evangelus, outré que son hôte ait pu mentionner la licence accordée aux esclaves durant les fêtes romaines des Saturnales… De ce texte, qui jette les derniers éclats du paganisme littéraire dans la Rome du début du Vème siècle, émerge un magnifique plaidoyer pour les esclaves, démontrant avec brio et rigueur « qu’il ne faut point mépriser la condition des esclaves, et parce que les dieux prennent soin d’eux, et parce qu’il est certain que plusieurs d’entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes ».

« Je ne puis pas supporter, dit alors Evangélus, que notre ami Praetextatus, pour faire briller son esprit et démontrer sa faconde, ait prétendu tout à l’heure honorer quelque dieu en faisant manger les esclaves avec les maîtres ; comme si les dieux s’inquiétaient des esclaves, ou comme si aucune personne de sens voulût souffrir chez elle la honte d’une aussi ignoble société. (…) A ces paroles, tous furent saisis d’indignation. Mais Praetextatus souriant répliqua : (…) pour parler d’abord des esclaves, est-ce plaisanterie, ou bien penses-tu sérieusement qu’il y ait une espèce d’hommes que les dieux immortels ne jugent pas dignes de leur providence et de leurs soins? ou bien, par hasard, voudrais-tu ne pas souffrir les esclaves au nombre des hommes ?

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Un amant dévoué

παιδικὰ δὲ αὐτοῦ ἐγεγόνει, καὶ ἐν τῇ Αἰγύπτῳ ἐτελεύτησεν…*

La gloire posthume d’Antinoüs est inversement proportionnelle aux sources qui nous transmettent sa vie. L’amant de l’empereur Hadrien, d’une beauté mythique, sacrifia peut-être sa vie pour celle de son éraste, et fut après sa mort accidentelle dans le Nil, divinisé, à l’origine d’un culte et d’une ville égyptienne, Antinoopolis. Le halo de gloire quelque peu sulfureux qui entoure cette passion impériale n’est pourtant décrit que par quatre auteurs anciens, en des textes brefs mais qui ont permis toutes les rêveries…. Brèves antiques vous en offre aujourd’hui la concaténation.

« Pour lui, selon les habitudes des hommes heureux et opulents, (Hadrien) fit construire des palais, mit tous ses soins à ordonner des festins, à se procurer des statues et des tableaux : on le vit enfin rechercher, avec une scrupuleuse sollicitude, tous les raffinements du luxe et de la volupté. Dès lors mille bruits coururent à sa honte : on l’accusa d’avoir flétri l’honneur de jeunes garçons, d’avoir brûlé pour Antinoüs d’une passion contre nature

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Mort héroïque d’un naturaliste

Iam navibus cinis incidebat….*

Pline l’Ancien, préfet de la flotte et éminent naturaliste, est en poste à Misène ; le 9 avant les kalendes de septembre de l’an 79, le Vésuve entre en éruption, et une nuée se forme, « ayant l’aspect et la forme d’un arbre et faisant surtout penser à un pin ». Tout d’abord intéressé par le phénomène naturel, Pline propose à son neveu, Pline le jeune, d’aller l’observer en bateau ; mais il reçoit entre-temps un billet d’une certaine Rectina, qui l’appelle à l’aide…

« Mon oncle change son plan et ce qu’il avait entrepris par amour de la science, il l’achève par héroïsme. Il fait sortir des quadrirèmes et s’embarque lui-même, avec l’intention de secourir, outre Rectina, beaucoup d’autres personnes (les agréments du rivage y avaient attiré bien d’autres visiteurs). Il gagne en toute hâte la région que d’autres fuient et vogue en ligne droite, le cap droit sur le point périlleux, si libre de crainte que toutes les phases du terrible fléau, tous ses aspects, à mesure qui’il les percevait du regard, étaient notés sous sa dictée ou par lui-même.

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État de nature

Τῇ δὲ πέμπτῃ πρὸς τὴν ὑπώρειαν ἐπείγονται πανδημεὶ ποτοῦ χάριν…*

Historien méthodique, précis et attaché à ses sources, Diodore de Sicile (1er siècle av. J.-C.) fut un voyageur infatigable, qui recueillit nombre de faits et de témoignages non seulement par ses lectures, mais aussi en se rendant sur le terrain. Dans le livre III de sa Bibliothèque historique, il s’agit de l’Egypte : « Enfin, nous-même, pendant notre voyage en Egypte, nous avons eu des relations avec beaucoup de prêtres, et nous nous sommes entretenus avec un grand nombre d’envoyés éthiopiens. Après avoir soigneusement recueilli ce que nous avons appris de cette manière, et compulsé les récits des historiens, nous n’avons admis dans notre narration que les faits généralement avérés ». Cette quête du véridique ne l’empêche pas d’être amateur, comme on l’était à l’époque hellénistique, de l’étrange ou paradoxon. Les chapitres 15 à 18 nous dépeignent ainsi les mœurs surprenants des Ichthyophages, peuple éthiopien mangeur de poisson (« ichthus »), en une page d’ethnologie des plus dépaysantes….

« Nous avons ainsi fait suffisamment connaître ce qui concerne les Éthiopiens qui habitent à l’occident ; nous allons parler maintenant de ceux qui demeurent au midi et sur les bords de la mer Rouge (…). Nous dirons d’abord un mot des Ichthyophages qui peuplent tout le littoral, depuis la Carmanie et la Gédrosie jusqu’à l’extrémité la plus reculée du golfe Arabique.

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Divines abeilles

Fervet opus redolentque thymo fragrantia mella…*

Les abeilles affairées, organisées, disciplinées, toujours prêtes au sacrifice pour la survie de la ruche, sont à l’origine d’une métaphore politique qui remonte à Homère. Virgile s’en empare dans ses admirables Géorgiques. « Glorieuses de produire leur miel », les abeilles incarnent les vertus romaines idéales, et la ruche préfigure une cité utopique fondée sur l’unité indivisible du corps social et sur un rapport fait d’équilibre et de frugalité à la nature. En des temps troublés, la régularité de ce microcosme évoque une paix des plus douces…

« Maintenant allons ! Je vais exposer les instincts merveilleux dont Jupiter lui-même a doté les abeilles, en récompense d’avoir, attirées par les bruyants accords et les retentissantes cymbales des Curètes, nourri le roi du ciel dans l’antre de Dicté (1).

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Vanité des vanités…

παρεσκευασμένος λαμπρὸν ἱμάτιον καὶ ἐστεφανωμένος ….*

Les moralistes, loin d’être tous de vieilles barbes ronchonnantes, sont souvent de fins humoristes. C’est le cas de Théophraste, dont les célèbres Caractères, qui ont inspiré La Bruyère, recèlent des finesses remarquables d’observation ironique. On est stupéfait d’y retrouver aussi précisément notre propre temps… Parmi les 30 caractères, Brèves antiques a choisi de brocarder le vaniteux. Toute ressemblance….

« Le vaniteux.

La vanité est, semble-t-il, un désir mesquin de distinction. Et voici quelle sorte d’homme est le vaniteux.

Invité à un repas, il s’efforce d’y avoir la première place auprès de son hôte. Il emmène son fils à Delphes pour lui faire couper les cheveux (1). Il se fait accompagner dans ses sorties d’un esclave nègre. Quand il rembourse une mine d’argent, il effectue le paiement entier en monnaie neuve. Il a chez lui un geai apprivoisé, auquel il a acheté une petite échelle et fabriqué un petit bouclier d’airain, pour que l’oiseau sautille, ainsi équipé, sur son échelle.

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La Pythie de Delphes et les secrets du destin de Rome

Quis latet hic superum? quod numen ab aethere pressum
dignatur caecas inclusum habitare cauernas?…*

Le Sénat romain, en exil, vient de choisir Pompée contre César : on se prépare au combat et à la guerre civile. Alors que les événements s’accélèrent et que l’affrontement menace, un certain Appius, quelque peu inquiet de l’issue de la guerre à venir et de son propre sort, force la  Sibylle de Delphes, Phémonoé, à rendre son oracle. Au beau milieu de son épopée réaliste, baroque et stoïcienne, Lucain insère un magnifique interlude qui nous emmène au cœur du sanctuaire le plus sacré de Grèce, voir la Pythie donner sa vie pour que la parole du dieu -forcément ambiguë- parvienne aux mortels qui osent la lui extorquer….

« Après l’assemblée, le sénat prend les armes ; et tandis que les peuples et les chefs se livrent au sort de la guerre, le timide Appius est le seul qui n’ose en courir les hasards. Appius, pour s’assurer des événements, consulte les dieux et se fait ouvrir le sanctuaire de l’oracle de Delphes, fermé depuis longtemps aux mortels.

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La fatale beauté d’Hélène

Τέρας γὰρ ὁ βίος καὶ τὰ πράγματ’ ἐστί μου,
τὰ μὲν δι’ Ἥραν, τὰ δὲ τὸ κάλλος αἴτιον…*

Peut-on prendre la défense d’Hélène, épouse de Ménélas, qui fut la cause de la guerre de Troie ? Elle, à l’origine de tant de maux, de tant de morts, et que la plupart des poètes et écrivains n’ont pas épargnée. Et pourtant, Euripide lui laisse la parole dans sa tragédie éponyme. Écoutons donc l’histoire méconnue de la plus belle des femmes, qui loin de la vanité qu’on lui prête souvent, se désespère de sa beauté et de la malédiction qui la poursuit…

« A quel destin suis-je enchaînée, ô mes amies! Ma naissance déjà fut un prodige : car qui donc avait jamais vu Grecque, ou bien Barbare, mettre au jour ses enfants dans une coque blanche, comme Léda qui m’a, dit-on, conçue de Zeus ?… (1) Et ma vie, ma vie même est un prodige encore. Héra en fut la cause, et ma triste beauté.

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Ce que vivent les roses…

Quam longa una dies, aetas tam longa rosarum

Le poncif poétique de la rose éphémère, symbole d’une fragile jeunesse et de l’amour, n’est pas né d’hier : Ausone (Decimus Magnus Ausonius), homme de lettres et homme politique du Bas-Empire (IVème siècle), qui vécut près de Bordeaux et fut considéré comme l’un des premiers poètes de langue latine en France, y consacre dans son recueil des Idylles un texte à mi-chemin entre poésie et anecdote, qui renouvelle ce qui était d’ores et déjà un cliché. Car d’Homère à Stace, les poètes n’ont jamais renoncé à évoquer la rose et sa beauté, déjà glorifiées par Sappho : « Si Jupiter voulait donner une reine aux fleurs, la rose serait la reine de toutes les fleurs. Elle est l’ornement de la terre, la plus belle des plantes, l’œil des fleurs, l’émail des prairies, une beauté toujours suave et éclatante ; elle exhale l’amour, attire et fixe Vénus (…) ». Cette ode inspira directement Ronsard…

« C’était au printemps : la douce haleine du matin et sa piquante fraîcheur annonçaient le retour doré du jour. La brise froide encore, qui précédait les coursiers de l’Aurore, invitait à devancer les feux du soleil. J’errais par les sentiers et les carrés arrosés d’un jardin, dans l’espoir de me ranimer aux émanations du matin. Je vis la bruine peser suspendue sur les herbes couchées, ou retenue sur la tige des légumes ; et, sur les larges feuilles du chou, se jouer les gouttes rondes et lourdes encore de cette eau céleste. Je vis les riants rosiers que cultive Paestum (1) briller humides au nouveau lever de Lucifer (2).

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Du sublime

Φύσει γάρ πως ὑπὸ τάληθοῦς ὕψους ἐπαίρεταί τε ἡμῶν ἡ ψυχή…

Du sublime, plus encore qu’un traité de critique littéraire, est une merveilleuse anthologie du sublime dans l’art. Longin (ou plus probablement un anonyme du IIè ou IIIè siècle) y analyse les critères de la grandeur : est élevé, ou sublime, un discours qui ne se contente pas d’user des artifices de la rhétorique, mais qui révèle en écho la grandeur d’âme de son auteur. C’est ici peut-être la première fois que « l’universalité est revendiquée comme critère esthétique » (Jackie Pigeaud) : est sublime ce qui peut tous nous émouvoir, en tous temps et en tous lieux. L’analyse d’un poème de Sappho nous en propose une démonstration…

« Car, par nature en quelque sorte, sous l’effet du véritable sublime, notre âme s’élève, et, atteignant de fiers sommets, s’emplit de joie et d’exaltation, comme si elle avait enfanté elle-même ce qu’elle avait entendu.

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