Τέρας γὰρ ὁ βίος καὶ τὰ πράγματ’ ἐστί μου,
τὰ μὲν δι’ Ἥραν, τὰ δὲ τὸ κάλλος αἴτιον…*

Peut-on prendre la défense d’Hélène, épouse de Ménélas, qui fut la cause de la guerre de Troie ? Elle, à l’origine de tant de maux, de tant de morts, et que la plupart des poètes et écrivains n’ont pas épargnée. Et pourtant, Euripide lui laisse la parole dans sa tragédie éponyme. Écoutons donc l’histoire méconnue de la plus belle des femmes, qui loin de la vanité qu’on lui prête souvent, se désespère de sa beauté et de la malédiction qui la poursuit…

« A quel destin suis-je enchaînée, ô mes amies! Ma naissance déjà fut un prodige : car qui donc avait jamais vu Grecque, ou bien Barbare, mettre au jour ses enfants dans une coque blanche, comme Léda qui m’a, dit-on, conçue de Zeus ?… (1) Et ma vie, ma vie même est un prodige encore. Héra en fut la cause, et ma triste beauté.

Plût au ciel que mes traits, comme ceux d’une image, pussent être effacés et remplacés par d’autres, que la laideur, non la beauté, fut mon partage, que le triste renom dont je suis entourée fût oublié des Grecs, et que mon innocence fût par eux célébrée ainsi que l’est ma faute ! Certes, ceux qui des dieux encourent la disgrâce en quelque point, peuvent se plaindre de leur sort : mais ce sort est léger auprès de ma fortune, à moi qui suis frappée de multiples malheurs.

D’abord, bien qu’innocente, on me croit une infâme (2). Or, se voir imputer des fautes inventées est pire encore que la réalité du mal. Puis, je fus par les dieux exilée de la terre de mes aïeux et transportée chez les barbares où, loin des miens, libre jadis, je suis esclave (3) : les barbares sont tous esclaves, sauf un seul ! Et l’ancre unique à quoi tenait mon espérance, l’époux dont la venue un jour m’affranchirait, elle est brisée, anéantie avec sa mort. Ma mère est morte aussi : c’est moi qui l’ai tuée.

Oui, sa mort est un crime, et ce crime est le mien. Et celle qui faisait la joie de ma demeure, ma fille, sans époux, blanchira solitaire. Les fils de Zeus aussi, les fameux Dioscures, ne sont plus. Et moi-même, en tout point malheureuse, je suis morte en effet, bien que toujours en vie. Et le pire est encore que si je rentre un jour dans ma patrie, on m’en interdirait l’accès. Car si j’étais vraiment Hélène d’Ilion, n’aurais-je pas péri ainsi que Ménélas ? Si mon époux était en vie, à mon retour il m’aurait reconnue à des signes secrets pour tout autre que nous. Mais ce dernier espoir à présent m’est lui-même à jamais interdit.

A quoi bon vivre encore ? Quelle chance me reste ? D’un autre hymen attendre un remède à mes maux, vivre près d’un barbare en faisant bonne chère ? Mais forcée de subir un époux qu’elle hait, la femme prend sa propre existence en dégoût. Non, non : mieux vaut mourir, mais mourir en beauté ! La triste pendaison répugne, et semble infâme, même aux esclaves. Mais belle au contraire, et digne, est la mort par le fer. Et l’instant est si bref qui tranche d’un seul coup les liens de la vie ! Quel abîme de maux, l’abîme où j’ai sombré ! Dire que la beauté, bonheur des autres femmes, fut la source pour moi de néfastes malheurs ! »

*********

(1) Hélène serait née d’un œuf conçu par Léda, la femme de Tyndare, et de Zeus, qui pour la séduire se transforma en cygne.

(2) La version du mythe d’Hélène que présente Euripide affirme que ce n’est pas la véritable Hélène qui fut enlevée par Pâris, mais une émanation fantomatique lui ressemblant trait pour trait, générée par Héra, désireuse de se venger de ce que Pâris ait désigné Aphrodite comme la plus belle des déesses.

(3) Jeune fille, Hélène fut enlevée par Thésée. Elle fut délivrée et ramenée à Sparte par ses frères, les Dioscures.

Euripide. Tragédies. Tome V. Hélène, les Phéniciennes, Henri Grégoire et Louis Méridier, Paris, Les Belles-Lettres, 2002, vers 255 sqq.

Image : Helen of Troy, Dante Gabriel Rossetti, 1863. CCO

*Traduction de la légende : « Et ma vie, ma vie même est un prodige encore. Héra en fut la cause, et ma triste beauté. »…

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