
Amphipolis, Potidée, Méthone, la Thessalie, et pour un peu, les Thermopyles… Philippe de Macédoine ne cesse de conquérir, de menacer Athènes, de la priver de ses possessions, de se rapprocher de l’Attique. Le célèbre orateur Démosthène s’adresse aux Athéniens dès 351 av. J.-C., dans un discours extraordinaire aux accents patriotiques surnommé la Première Philippique, pour les faire renoncer à une paix illusoire avec Philippe et les pousser à prendre les armes. Se lançant ainsi dans un combat de près de 30 ans contre la Macédoine, qui se soldera par un échec politique et personnel, Démosthène met au cœur de son discours la nécessité de restructurer l’armée et la flotte, soumettant Athènes au choix de Thucydide : se reposer ou être libre.
« L’un d’entre vous, peut-être, pensant à cette nombreuse armée dont Philippe dispose, et à toutes les places qu’il a enlevées à la cité, le croira difficile à réduire : ce serait raisonner juste. Cependant, qu’il considère qu’autrefois Athènes avait sous son obéissance et Pydna, et Potidée, et Méthone, et le cercle entier de cette contrée ; que la plupart des peuples maintenant soumis à Philippe étaient libres, autonomes, et préféraient notre alliance à la sienne. Si donc alors Philippe se fût arrêté à ce raisonnement : « Seul, sans alliés, je ne puis attaquer les Athéniens, dont les nombreuses forteresses dominent mes frontières » ; non, ce qu’il a maintenant exécuté, il ne l’eût jamais entrepris ; non, il ne se fût pas élevé si haut. Mais il savait bien, lui, que toutes ces places sont des récompenses guerrières exposées au milieu de l’arène ; que naturellement les absents sont dépossédés par les présents, les indolents par les hommes hardis et infatigables.
Réalisant cette maxime, il a tout subjugué, tout envahi, ici par droit de conquête, là sous le titre d’ami et d’allié : car on recherche l’alliance et l’amitié de ceux que l’on vole les armes à la main, et décidés à frapper où il faut. Si donc à votre tour, ô Athéniens ! vous voulez aujourd’hui, puisque vous ne l’avez fait plus tôt, régler votre conduite sur ce même principe ; si chacun, écartant tout subterfuge, s’empresse de subvenir, selon son pouvoir, aux besoins publics, les riches par des contributions, les jeunes en prenant les armes ; en un mot, si vous êtes résolus à ne dépendre que de vous-mêmes ; si chaque citoyen ne se berce plus de l’espoir que, dans son oisiveté, le voisin fera tout pour lui : alors, Dieu aidant, vous recouvrerez vos possessions, alors vous réparerez les malheurs de votre négligence, alors vous châtierez cet homme.
Car ne vous figurez point Philippe comme une divinité à laquelle est attaché un bonheur impérissable : il est un objet de haine, de crainte, d’envie, même pour tel qui lui semble le plus dévoué. Comment ne pas supposer à ceux qui l’entourent, toutes les passions des autres hommes? Mais maintenant elles manquent de soutien, timidement comprimées sous cette lenteur, sous cette inertie qu’il faut, je le répète, secouer dès aujourd’hui. Voyez en effet, Athéniens, jusqu’où s’est avancée l’audace de cet homme : il ne vous laisse plus le choix entre l’action et le repos ; il menace ; il profère, dit-on, des paroles hautaines ; incapable de se borner aux envahissements qu’il a faits, il s’environne chaque jour de nouvelles conquêtes, et, tandis que nous temporisons immobiles, il nous cerne, il nous investit de toutes parts.
Quand donc, ô Athéniens ! quand ferez-vous votre devoir ? Qu’attendez-vous ? un événement, ou la nécessité, par Zeus ! Mais quelle autre idée se faire de ce qui arrive ? Moi, je ne connais point de nécessité plus pressante pour des âmes libres que l’instant du déshonneur. Voulez-vous toujours, dites-moi, aller vous questionnant çà et là sur la place publique : « Que dit-on de nouveau? » Eh ! qu’y aurait-il de plus nouveau qu’un Macédonien vainqueur d’Athènes, et dominateur de la Grèce ? « Philippe est-il mort ? — Non, par Zeus ! il est malade ». Mort ou malade, que vous importe ? S’il lui arrive malheur, et que votre vigilance demeure au même point, à l’instant vous ferez surgir un autre Philippe : car celui-ci doit moins son agrandissement à ses propres forces qu’à votre inertie. D’ailleurs, si la fortune disposait de lui ; si, toujours plus zélée pour nous que nous-mêmes, elle nous secondait et consommait son œuvre, sachez qu’étant près des lieux, surprenant le pays dans le trouble d’une révolution générale, vous feriez tout plier sous votre loi : mais dans votre situation actuelle, quand la fortune vous ouvrirait les portes d’Amphipolis, vous ne pourriez entrer dans une ville d’où vos armements et vos projets vous laissent si éloignés.
Montrer une volonté forte, un vif empressement pour faire votre devoir, est une nécessité dont je vous crois tous pénétrés, et je n’insiste point. Mais quels sont les préparatifs les plus propres à vous délivrer de si grands embarras ? quelle doit être l’étendue de vos forces ? quels seront les subsides ? quelles mesures me semblent les plus efficaces et les plus. promptes ? voilà ce que je vais essayer de dire, après vous avoir demandé une seule chose, Athéniens !
Avant de fixer votre opinion, écoutez tout, ne préjugez rien ; et, si je parais d’abord proposer de nouveaux apprêts, n’allez pas croire que je retarde les résultats. Car le cri « Vite ! dès aujourd’hui! » n’est pas le conseil le plus opportun, puisque nous ne pourrions, avec un secours instantané, rien changer aux événements ; mais vous servir, c’est exposer les armements nécessaires, leur quantité, le moyen de les effectuer et de les rendre permanents jusqu’à ce que nous ayons de plein gré renoncé aux hostilités, ou vaincu l’ennemi. Par là seulement, nous serons désormais à l’abri de toute insulte. Tels sont les points que je crois devoir traiter, sans empêcher personne d’apporter ici d’autres promesses. La mienne est très grande, mais la suite l’éprouvera ; vous vous prononcerez ».
Texte : Oeuvres complètes de Démosthène et d’Eschine, F. Stiévenart éd., F. Didot, Paris, 1861, § 4 sqq., légèrement remaniée.
Image : « Démosthène harangue les flots de la mer », Eugène Delacroix, 1859. CCO
Légende : « Voyez en effet, Athéniens, jusqu’où s’est avancée l’audace de cet homme »…
La résistance de certaines cités grecques au despotisme macédoniens qui continuera encore après la mort d’Alexandre le Grand, sous les Diadoques. Mais c’est Rome cette fois qui mettra fin aux espoirs des démocrates grecs.
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