
Nous sommes en 43 avant J.-C., un an après l’assassinat de César. Antoine, Lépide et Octave, futur Auguste, s’accordent sur un partage du pouvoir surnommé second Triumvirat. Cet accord permet aux triumvirs de faire placarder dans Rome la liste de leurs ennemis respectifs à abattre : c’est la proscription. Sylla devenu tyran avait déjà ouvert la sinistre voie en -82 des confiscations de biens et des meurtres de citoyens romains. Une nouvelle fois, les meurtres arbitraires exécutés sans jugement reprennent au cœur de Rome, ciblant principalement les membres du Sénat favorables à la restauration de la République. Dotés de pouvoirs exceptionnels par la lex Titia, les triumvirs sont les commanditaires de violences que l’historien romain mais de langue grecque Dion Cassius décrit avec une horreur non dissimulée : toute piété, tout respect humain, toute mesure sont abandonnés, l’amitié est reniée, la pitié, foulée au pied. Un tableau remarquable des conséquences sanglantes et absurdes de la guerre civile.
« L’accord ainsi conclu et juré, ils se hâtèrent de marcher sur Rome, en apparence pour y commander avec une égale autorité, mais chacun avec la pensée de posséder seul le pouvoir, bien que des prodiges, auparavant très significatifs et alors encore très clairs, les eussent à l’avance instruits de ce qui devait arriver (…).
On était encore, pour ainsi dire, dans cette situation, lorsque les meurtres dont Sylla avait donné l’exemple par ses proscriptions se renouvelèrent, et la ville entière fut remplie de cadavres.
Bien des gens, en effet, furent tués ça et là dans leurs maisons ; beaucoup aussi sur les chemins et sur les places publiques, ainsi que près des lieux sacrés. Les têtes furent, comme précédemment, exposées sur les Rostres, et les troncs, tantôt laissés à l’endroit même du meurtre et dévorés par les chiens et les oiseaux, tantôt jetés dans le fleuve. Tous les maux du temps de Sylla se renouvelèrent alors, si ce n’est toutefois qu’il n’y eut que deux listes affichées, une à part pour les sénateurs et une pour les autres citoyens. Quant à la raison de ce fait, nul a pu me la dire, et moi-même je n’ai pu la découvrir. La seule supposition possible, en effet, celle d’une moindre quantité de morts, n’est nullement fondée ; car les victimes furent beaucoup plus nombreuses, attendu le nombre plus grand des proscripteurs. Il y eut donc, avec les meurtres de l’époque précédente, cette différence que les noms des personnages importants ne furent pas confondus avec ceux de la foule, mais affichés séparément ; atroce dérision à l’égard de gens qui n’en devaient pas moins être pareillement égorgés. En revanche, une foule d’horreurs nouvelles, bien que les premières n’eussent, à ce que l’on croyait, laissé rien à faire de plus, vinrent fondre sur les victimes (…).
C’est pour cela que les résultats furent alors pires que la première fois, et aussi parce que, au temps de Sylla, ses ennemis et ceux d’hommes puissants près de lui furent les seuls qui périrent, et que nul autre, par son ordre du moins, ne fut mis à mort ; de telle sorte qu’en dehors des gens tout à fait riches (pour ceux-là en effet, jamais, en pareil cas, il n’y a de paix avec le plus fort), le reste des citoyens était sans crainte ; au lieu que, dans ces nouveaux massacres, non seulement les ennemis des triumvirs et les riches, mais même leurs plus grands amis, étaient tués contre toute attente. Presque personne d’ailleurs n’avait, pour une cause privée, encouru l’inimitié de ces hommes au point d’être égorgé par eux ; mais les affaires publiques et des compromis d’ambition avaient fait naître chez eux des amitiés et des haines très fortes. Quiconque avait favorisé l’un et pris son parti, les autres le mettaient au rang de leurs ennemis. Aussi arriva-t-il que les mêmes hommes étaient inévitablement amis de l’un et ennemis des autres ; en sorte que si chacun, en particulier, se vengeait de ceux qui avaient agi contre lui, en commun, tous faisaient périr leurs amis les plus chers. Car comme, vis-à-vis les uns des autres, ils tenaient compte des bonnes et des mauvaises dispositions qui leur avaient été témoignées, aucun d’eux ne pouvait punir son ennemi, quand il était ami d’un autre, sans en livrer un autre en échange ; et leur ressentiment pour ce qui s’était passé, ainsi que les soupçons qui en étaient la suite, les poussant à ne faire aucun cas du salut d’un ami en comparaison de la punition d’un adversaire, les décidaient sans peine à consentir à cet échange (…).
Antoine et Lépide étaient les principaux auteurs de ces violences (honorés pendant longtemps par le premier César, et avant exercé plusieurs magistratures et commandements, ils avaient beaucoup d’ennemis) ; mais, parce qu’il partageait la puissance avec eux, Octave semblait en être coupable aussi, bien qu’il n’eût aucun besoin de faire mourir beaucoup de monde: car il n’était pas cruel de nature, et il avait été élevé dans les mœurs de son père. En outre, jeune encore et récemment arrivé aux affaires, il n’avait eu aucune occasion de haine bien vive contre personne, et, de plus, il voulait être aimé. La preuve en est que, dès qu’il fut délivré de ses collègues et seul maître du pouvoir, il ne fit plus rien de pareil (…).
Octave donc sauva tous ceux qu’il put ; Lépide aussi permit à son frère Paulus de s’enfuir à Milet, et ne se montra point inexorable à l’égard des autres ; mais Antoine faisait cruellement et sans pitié mourir non seulement les proscrits, mais encore ceux qui avaient essayé de secourir quelqu’un d’entre eux. Il examinait leurs têtes, même lorsqu’il se trouvait à table, et restait longtemps à se rassasier de ce funeste et déplorable spectacle. Fulvie aussi, tant pour satisfaire sa haine particulière que pour avoir leur argent, fit mourir beaucoup de citoyens, dont quelques-uns n’étaient même pas connus de son mari. C’est ainsi qu’en voyant la tête de l’un d’eux Antoine s’écria : » Je ne le connaissais pas. » Quand la tête de Cicéron leur fut enfin apportée (arrêté dans sa fuite, il avait été mis à mort), Antoine, après lui avoir adressé de sanglants reproches, ordonna de l’exposer sur les Rostres, plus en vue que les autres, afin qu’en ce même endroit d’où le peuple l’avait entendu parler contre lui, il l’y pût voir, la main droite coupée ; Fulvie prit la tête dans ses mains, avant qu’on l’emportât, et, après l’avoir insultée par des paroles amères et avoir craché dessus, elle la plaça sur ses genoux ; puis, lui ouvrant la bouche, elle en tira la langue, qu’elle perça avec les aiguilles dont elle se servait pour parer sa tête, tout en l’accablant de railleries criminelles. Tous les deux, cependant, épargnèrent quelques proscrits dont ils reçurent plus d’argent qu’ils n’espéraient en retirer de leur mort ; et, pour ne pas laisser vides, sur les tables de proscription, la place occupée par leurs noms, ils leur substituèrent d’autres victimes. Ainsi donc, excepté la grâce de son oncle, accordée aux instantes supplications de sa mère Julia, Antoine ne fit rien d’honnête.
Durant ces malheurs, il y eut diverses façons d’être mis à mort, de même qu’il y eut diverses façons d’être sauvé. Beaucoup, en effet, durent leur perte a leurs plus grands amis : beaucoup durent leur salut à leurs plus grands ennemis. Les uns se donnèrent eux-mêmes la mort : d’autres furent épargnés par les meurtriers eux-mêmes, qui firent semblant de les avoir tués. Il y en eut de punis pour avoir trahi leurs maîtres, ou leurs amis : d autres qui reçurent des honneurs pour le même fait ; quelques-uns de ceux qui tirèrent du danger des proscrits furent livrés au supplice, quelques autres furent récompensés. Comme il y avait non pas un seul magistrat, mais trois, faisant tout chacun suivant son caprice et son intérêt particulier, qu’ils n’avaient pas les mêmes hommes pour ennemis ou pour amis, et que souvent même l’un s’efforçait de sauver celui que l’autre voulait perdre et de faire périr celui que l’autre voulait laisser vivre, il arriva une foule d’événements étranges, selon que les triumvirs avaient pour quelqu’un de la bienveillance ou de la haine (…).
Popilius Laenas tua Marcus Cicéron qui pourtant était devenu son bienfaiteur en le défendant en justice, et, comme si ce n’eût pas été assez de la renommée et qu’il eût aussi fallu la vue pour confirmer qu’il était l’auteur de ce meurtre, il plaça près de la tête de Cicéron son buste avec une couronne et une inscription relatant son nom et son action. II se rendit par là tellement agréable à Antoine que celui-ci lui donna une somme plus forte que celle qui avait été promise. M. Térentius Varron n’était coupable d’aucune offense ; mais comme son nom était, à un seul prénom près, le même que celui d’un des proscrits, et qu’il craignait, par suite de cette ressemblance, d’éprouver le sort de Cinna, il fit poser une affiche pour en donner avis : il était alors tribun du peuple. Par là il se rendit l’objet des entretiens et des railleries de tout le monde. Mais voici un exemple qui témoigne bien de l’instabilité de la vie : L. Philuscius, dont la tête avait été autrefois mise à prix par Sylla et qui avait alors échappé au péril, fut inscrit de nouveau sur les tables de proscription et fut tué, tandis que M. Valérius Messala, quoique condamné à mort par Antoine, non seulement vécut en sûreté, mais même fut, dans la suite, créé consul à sa place. Ainsi, beaucoup se tirent sains et saufs des circonstances les plus difficiles, tandis que beaucoup périssent de ceux qui étaient pleins d’assurance ; ce qui montre bien qu’il ne faut ni se laisser abattre, en présence d’un malheur subit, au point de perdre toute espérance, ni se laisser emporter à des sentiments insensés par l’excès d’une joie inattendue, mais, prenant pour intermédiaire dans les deux cas l’attente de l’avenir, rester ferme dans l’une comme dans l’autre fortune.
Voilà comment se passèrent les choses ; en outre, beaucoup, qui n’étaient pas proscrits, furent tués à cause d’inimitiés privées ou bien à cause de leurs richesses, comme aussi un grand nombre de ceux dont la tête fut mise à prix non seulement survécurent, mais rentrèrent par la suite dans leurs foyers ; quelques-uns même furent revêtus de magistratures (…).
Quant au chiffre, je ne rapporte, aujourd’hui encore, ni celui de ceux qui furent proscrits, ni celui de ceux qui furent tués ou qui échappèrent par la fuite, attendu que beaucoup de ceux qui, dans le premier moment, avaient été inscrits sur les listes, en furent effacés, et que beaucoup d’autres y furent, dans la suite, inscrits à leur place ; que, parmi ceux-ci, un assez grand nombre furent sauvés et que d’autres, également en assez grand nombre, furent tués. Il n’était permis à personne de pleurer, et plusieurs moururent pour l’avoir fait. A la fin, comme la calamité était plus forte que toute dissimulation, et que personne, même les plus courageux, ne pouvait y résister, une sombre tristesse éclata partout, et dans les actions et dans les paroles : et même les fêtes ordinaires du commencement de l’année n’auraient pas été célébrées sans un édit qui ordonna de se livrer à la joie, avec peine de mort contre quiconque n’obéirait pas. C’est ainsi que les Romains étaient forcés de se réjouir des maux publics comme d’un bonheur. Mais à quoi bon rapporter ces détails, quand, entre autres honneurs, on leur décerna (je dis aux triumvirs) des couronnes civiques comme avant été les bienfaiteurs et les sauveurs de la ville ? Car non seulement ils prétendaient ne pas être accusés pour avoir tué quelques citoyens, mais ils voulaient être loués pour n’en avoir pas tué davantage. Ils allèrent même jusqu’à dire un jour ouvertement au peuple qu’ils n’imitaient ni la cruauté de Marius et de Sylla, afin de ne pas être haïs, ni la démence de César, afin de ne pas être méprisés et, par suite, en butte à des complots. Voilà ce qui se passa durant les massacres ».
Texte : Histoire romaine de Dion Cassius, Étienne Gros et Vincent Boissée, Paris, 1848, Firmin Didot, Livre XLVII (traduction légèrement remaniée). Domaine public
Image : « La morte di Cesare », Vincenzo Camuccini, 1804, Galleria nazionale d’arte moderna e contemporanea, Roma, CCO
*Légende : « Voilà ce qui se passa durant les massacres… »