
Les moralistes, loin d’être tous de vieilles barbes ronchonnantes, sont souvent de fins humoristes. C’est le cas de Théophraste, dont les célèbres Caractères, qui ont inspiré La Bruyère, recèlent des finesses remarquables d’observation ironique. On est stupéfait d’y retrouver aussi précisément notre propre temps… Parmi les 30 caractères, Brèves antiques a choisi de brocarder le vaniteux. Toute ressemblance….
« Le vaniteux.
La vanité est, semble-t-il, un désir mesquin de distinction. Et voici quelle sorte d’homme est le vaniteux.
Invité à un repas, il s’efforce d’y avoir la première place auprès de son hôte. Il emmène son fils à Delphes pour lui faire couper les cheveux (1). Il se fait accompagner dans ses sorties d’un esclave nègre. Quand il rembourse une mine d’argent, il effectue le paiement entier en monnaie neuve. Il a chez lui un geai apprivoisé, auquel il a acheté une petite échelle et fabriqué un petit bouclier d’airain, pour que l’oiseau sautille, ainsi équipé, sur son échelle.
A-t-il sacrifié un bœuf, il cloue devant l’entrée de sa maison la peau de la tête de l’animal, enveloppée d’immenses bandelettes, de façon que ses visiteurs voient bien qu’il a sacrifié un bœuf. Au retour d’une procession à laquelle il a pris part comme cavalier, il remet à son esclave tout le reste de son équipement pour qu’il le rapporte à la maison, mais, après avoir mis son manteau, va se promener, en éperons, sur l’agora. Si un petit chien de Malte qu’il possédait vient à mourir, il lui élève un monument avec une stèle minuscule où sont gravés ces mots : « Branchette, originaire de Malte ». A-t-il dédié en ex-voto dans le temple d’Asclépios un doigt d’airain, tous les jours il le fourbit, l’orne de fleurs, l’arrose de parfums (2).
Étant prytane (3), il intrigue auprès de ses collègues pour être chargé du rapport sur les sacrifices. Vêtu d’un manteau éclatant et la tête couronnée, il s’avance en public : « Citoyens d’Athènes, dit-il, nous prytanes, avons offert à la Mère des dieux le sacrifice des Galaxia (4) ; ce sacrifice est favorable ; puissiez-vous en cueillir les fruits ». Et la proclamation faite, il rentre au logis pour raconter à sa femme le succès prodigieux qu’il a remporté.
Il se fait sans cesse tailler les cheveux ; il prend grand soin de la blancheur de ses dents ; ses manteaux sont encore en très bon état quand il les quitte ; il se parfume. Sur l’agora, c’est auprès des comptoirs des banquiers qu’on le rencontre. Parmi les gymnases il fréquente surtout ceux où s’exercent les éphèbes. Les jours de représentation au théâtre, il va s’asseoir dans le voisinage des stratèges. S’il n’achète rien pour son compte, il se charge des commissions pour les étrangers, et leur expédie des olives à Byzance, des chiens de Laconie à Cyzique, du miel de l’Hymette à Rhodes, et il tient toute la ville au courant de ses opérations.
Il est homme à élever un singe, à acheter un tityros (5), des colombes de Sicile, des osselets de gazelle, des fioles bombées de Thurium, des cannes torses à la mode lacédémonienne, un tapis à personnages représentant des Perses. Il possède aussi une petite palestre avec une arène et jeu de paume ; et il va par toute la ville l’offrir aux philosophes, aux sophistes, aux maîtres d’armes, aux musiciens pour leurs séances publiques ; et lui-même a soin d’arriver en retard pendant les séances, afin que les spectateurs se disent les uns aux autres : « C’est le maître de la palestre ».
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(1) Les Athéniens portaient jusqu’à l’âge de la puberté les cheveux longs, qu’ils consacraient alors à une divinité de la ville ; aller jusqu’à Delphes pour faire couper les cheveux de son jeune fils est l’équivalent antique d’un voyage à New-York pour y fêter l’anniversaire de ses 18 ans dans un restaurant chic et cher.
(2) On consacrait à Asclépios, dieu de la médecine, un ex-voto, généralement en terre cuite, représentant la partie du corps que l’on souhaitait voir guérir. On a retrouvé nombre de ces artefacts dans les temples d’Asclépios, les asclepieia. Un ex-voto en airain est un objet de luxe.
(3) Dans la démocratie athénienne, les prytanes sont des magistrats issus des cinq cents bouleutes (élus de la Boulè, équivalent lointain d’un sénat). Ils assument les missions d’organisation et d’encadrement du fonctionnement des institutions.
(4) Fête en l’honneur de Cybèle, où on offrait à la déesse un gâteau fait avec du lait (« gala« ).
(5) Oiseau apparemment rare (espèce inconnue aujourd’hui).
Traduction : Théophraste, Caractères, texte établi et traduit par Octave Navarre, Les Belles Lettres, Paris, 2003, p. 80 sqq.
Image : mosaïque au paon, Vaison-la-Romaine. Photo de l’auteur. CC-BY-NC-SA
*Traduction de la légende : « Vêtu d’un manteau éclatant et la tête couronnée… »