
Vettius Agorius Praetextatus, éminent aristocrate, tient banquet pendant les vacances des Saturnales ; on y parle entre lettrés d’histoire ou de mythologie, quand la question de l’esclavage est soulevée par Evangelus, outré que son hôte ait pu mentionner la licence accordée aux esclaves durant les fêtes romaines des Saturnales… De ce texte, qui jette les derniers éclats du paganisme littéraire dans la Rome du début du Vème siècle, émerge un magnifique plaidoyer pour les esclaves, démontrant avec brio et rigueur « qu’il ne faut point mépriser la condition des esclaves, et parce que les dieux prennent soin d’eux, et parce qu’il est certain que plusieurs d’entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes ».
« Je ne puis pas supporter, dit alors Evangélus, que notre ami Praetextatus, pour faire briller son esprit et démontrer sa faconde, ait prétendu tout à l’heure honorer quelque dieu en faisant manger les esclaves avec les maîtres ; comme si les dieux s’inquiétaient des esclaves, ou comme si aucune personne de sens voulût souffrir chez elle la honte d’une aussi ignoble société. (…) A ces paroles, tous furent saisis d’indignation. Mais Praetextatus souriant répliqua : (…) pour parler d’abord des esclaves, est-ce plaisanterie, ou bien penses-tu sérieusement qu’il y ait une espèce d’hommes que les dieux immortels ne jugent pas dignes de leur providence et de leurs soins? ou bien, par hasard, voudrais-tu ne pas souffrir les esclaves au nombre des hommes ?
Apprends donc de quelle indignation le supplice d’un esclave pénétra le ciel.
L’an deux cent soixante-quatre de la fondation de Rome, un certain Autronius Maximus, après avoir fait battre de verges son esclave, le fit promener dans le cirque, avant l’ouverture des jeux publics, lié à un gibet. Jupiter, indigné de cette conduite, ordonna à un nommé Annius, pendant son sommeil, d’annoncer au sénat que cette action pleine de cruauté lui avait déplu. Celui-ci ne l’ayant pas révélé, son fils fut frappé d’une mort subite ; et, après un second avertissement, il fut puni de sa négligence réitérée par une atonie corporelle, dont lui-même fut atteint subitement. Enfin, par le conseil de ses amis, il se fit porter en litière en cet état, et fit sa déclaration au sénat. A peine eut-il achevé de parler, qu’il recouvra immédiatement la santé, et sortit à pied du lieu de l’assemblée. (…)
Tu vois quelle sollicitude le plus grand des dieux eut pour un esclave. Qu’est-ce donc qui a pu t’inspirer un si profond et si étrange mépris pour les esclaves? comme s’ils n’étaient pas formés et nourris des mêmes éléments que toi, comme s’ils n’étaient pas animés du même souffle, dérivant du même principe ! Songe que ceux que tu appelles ta propriété sont issus des mêmes principes que toi, jouissent du même ciel, vivent et meurent comme toi. Ils sont esclaves, mais ils sont hommes. Ils sont esclaves, mais ne le sommes-nous pas aussi ? Si tu réfléchis que la fortune a autant de pouvoir sur nous que sur eux, il peut arriver que tu les voies libres, et qu’à leur tour ils te voient esclave. Ne sais-tu pas à quel âge le devinrent Hécube, Crésus, la mère de Darius, Diogène, Platon lui-même? Enfin, pourquoi aurions-nous tant d’horreur de ce nom d’esclave ? On n’est esclave que par l’empire de la nécessité ; mais un esclave peut avoir une âme libre. Tu auras rabaissé l’esclave, si tu peux me montrer qui ne l’est pas. L’un est esclave de la débauche, l’autre de l’avarice, l’autre de l’ambition ; tous le sont de l’espérance et de la crainte.
Certainement, nulle servitude n’est plus honteuse que celle qui est volontaire ; et cependant nous foulons aux pieds, comme un être méprisable, le malheureux que la fortune a placé sous le joug ; et nous ne voulons pas rectifier nos préjugés à cet égard. Vous en trouverez parmi les esclaves qui sont inaccessibles à la corruption, tandis que vous trouverez tel maître à qui l’espoir du gain fait couvrir de baisers les mains des esclaves d’autrui. Ce ne sera donc point d’après leur condition que j’apprécierai les hommes, mais d’après leur caractère. Chacun se fait son caractère ; c’est le hasard qui assigne les conditions. De même que celui qui ayant à acheter un cheval n’en considérerait que la housse et le frein, serait peu sensé ; de même le plus insensé de tous les hommes est celui qui croit devoir apprécier son semblable d’après son habit ou d’après sa condition, qui l’enveloppe comme un vêtement.
Ce n’est point seulement, mon cher Évangélus, dans le Sénat ou dans le forum qu’il faut chercher des amis. Si tu y prends garde soigneusement, tu en trouveras dans ta propre maison. Traite donc ton esclave avec douceur ; admets-le gracieusement dans ta conversation, et accepte quelquefois de lui un conseil nécessaire. Observe nos ancêtres, qui, pour sauver aux maîtres l’odieux de la domination, et aux esclaves l’humiliation de la servitude, dénommèrent les uns patres familias (pères de famille), et les autres familiares (membres de la famille). Ainsi donc, crois-moi, fais-toi révérer plutôt que craindre de tes esclaves.
Quelqu’un m’accusera peut-être de faire descendre les maîtres de leur rang, et d’appeler en quelque sorte les esclaves à la liberté, parce que j’ai dit qu’ils doivent plutôt révérer leurs maîtres que les craindre. Celui qui penserait ainsi oublierait que c’est assez faire pour les maîtres, que de leur accorder ce qui suffit bien aux dieux. D’ailleurs, on aime celui qu’on respecte ; mais l’amour ne saurait être uni à la crainte. D’où penses-tu que vienne ce proverbe insolent : « Autant d’esclaves, autant d’ennemis » ? Non, ils ne sont point nos ennemis ; mais nous les rendons tels, quand nous sommes à leur égard superbes, insultants, cruels. L’habitude d’une vie de délices nous pousse à un tel excès d’extravagance, que tout ce qui ne répond point sur-le-champ à notre volonté, excite en nous la colère et la fureur. Nous devenons de vrais tyrans dans nos maisons, et nous voulons exercer toute l’étendue de notre autorité sur les esclaves, sans aucune considération de justice.
En effet, indépendamment de divers autres genres de cruauté, il est des maîtres qui, tandis qu’ils se remplissent avidement en face de l’abondance de leurs tables, ne permettent pas à leurs esclaves, rangés debout alentour, de remuer les lèvres pour dire un seul mot. Le moindre murmure est réprimé par la verge : les cas fortuits eux-mêmes n’échappent pas au châtiment. La toux, un éternuement, un hoquet, sont sévèrement punis. Il arrive de là que ceux à qui il n’est pas permis de parler devant leur maître parlent beaucoup de lui ; tandis que ceux qui non seulement n’ont pas la bouche close devant leur maître, mais même qui ont pu parler avec lui, ont été prêts à périr avec lui, et à détourner sur leur propre tête les dangers qui le menaçaient. Ces esclaves-ci parlaient pendant les repas, mais ils se taisaient dans les tortures.
Veux-tu que nous parcourions les actes généreux dus à des esclaves? (…) Ésope, affranchi de Démosthène, instruit de l’adultère que son patron avait commis avec Julie, longtemps torturé, persévéra à ne point trahir son maître ; jusqu’à ce que Démosthène lui-même, pressé par les autres témoins, eût avoué le crime.
Divers exemples nous apprennent aussi de quelle utilité ont été les esclaves à l’intérêt public. Lors de la guerre Punique, comme on manquait de citoyens à enrôler, les esclaves, ayant offert de combattre pour leurs maîtres, furent admis au rang des citoyens ; et, à raison de ce qu’ils s’étaient offerts volontairement, ils furent appelés uolones (volontaires). Après la bataille de Cannes, les Romains vaincus prirent pour soldats huit mille esclaves achetés ; et quoiqu’il en eût moins coûté de racheter les prisonniers, la république, dans cette violente crise, préféra se confier aux esclaves. Après la fameuse défaite de Thrasymène, les affranchis furent aussi appelés au serment militaire. Durant la guerre Sociale, douze cohortes, levées parmi les affranchis, firent des actions d’une mémorable valeur. On sait que C. César, pour remplacer les soldats qu’il avait perdus, accepta les esclaves de ses amis, et retira d’eux un très bon service. César Auguste forma, en Germanie et en Illyrie, plusieurs cohortes d’affranchis, sous la dénomination de volontaires. (…)
Il s’est aussi trouvé chez les esclaves des esprits assez élevés pour atteindre à la science philosophique. Phédon, de l’école de Socrate, et son ami, et l’ami de Platon au point que ce dernier consacra à son nom ce divin traité De l’immortalité de l’âme, fut un esclave qui eut l’extérieur et l’âme d’un homme libre. On dit que Cébès, disciple de Socrate, l’acheta par le conseil de son maître, et qu’il fut formé par lui aux exercices de la philosophie. Phédon devint par la suite un philosophe illustre, et il a écrit sur Socrate des entretiens pleins de goût. Depuis Cébès, on trouve un grand nombre d’esclaves qui furent des philosophes distingués. Parmi eux, on compte Ménippus, dont M. Varron a voulu imiter les ouvrages dans ses satires, que d’autres appellent cyniques, et qu’il appelle lui-même Ménippées. A la même époque vécurent Pompolus, esclave du péripatéticien Philostrate ; Persée, esclave du stoïcien Zénon, et Mys, esclave d’Épicure, lesquels furent chacun de célèbres philosophes. Parmi eux, on peut aussi comprendre Diogène le cynique, qui né libre, est devenu esclave après avoir été vendu. Xéniade Corinthien voulant l’acheter, lui demanda quel art il savait : Je sais, répondit Diogène, commander aux hommes libres (liberis). Xéniade, admirant sa réponse, l’acheta, l’affranchit, et, lui confiant ses enfants, lui dit : Voici mes enfants (liberos), à qui vous commanderez. La mémoire de l’illustre philosophe Épictète est trop récente pour qu’il soit possible de rappeler, comme une chose oubliée, qu’il fut esclave. On cite deux vers de lui sur lui-même, dont le sens intime est : qu’il ne faut pas croire que ceux qui luttent contre la diversité des maux de cette vie soient nullement haïs des dieux ; mais qu’il faut en chercher la raison dans des causes secrètes, que la sagacité de peu d’hommes est à portée de pénétrer.
Δοῦλος Ἐπίκτητος γενόμην, καὶ σῶμ᾽ ἀνάπηρος,
Καὶ πενίην Ἶρος, καὶ φίλος ἀθανάτοις.Épictète est né esclave, son corps est mutilé ; il est pauvre comme Irus ; et néanmoins il est cher aux immortels.
Maintenant tu es convaincu, je pense, qu’il ne faut point mépriser les esclaves sur le titre de leur condition, puisqu’ils ont été l’objet de la sollicitude de Jupiter, et qu’il est certain que plusieurs d’entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes. »
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Texte : Macrobe, Saturnales, I 11, in Macrobe. Varron. Pomponius Mela, M. Nisard dir., Firmin-Didot, Paris, 1875 (légèrement remaniée)
Image : Le marché aux esclaves, Gustave Boulanger, 1886, Art Renewal Center, Domaine public
*Traduction de la légende : « Ce sont des esclaves ? Ce sont surtout des hommes »….