
Le bonheur dépend-il de nous ? Peut-on y prétendre et y consacrer nos forces, ou bien est-il réservé à quelques élus, favorisés par « le hasard ou la nature » ? Dans l’Éthique à Eudème, moins connue que l’Éthique à Nicomaque mais tout aussi essentielle et récemment réhabilitée, Aristote initie une réflexion, qui sera celle de toute la pensée occidentale, sur la responsabilité morale. Nous sommes maîtres et responsables de nos actions, et la décision de rechercher la « vie bonne » ne dépend que de nous et du soin que nous portons à cultiver la « vertu » (arétè). Mais peut-être faut-il déjà définir ce que l’on entend par « bonheur »?…
« Si l’on ne fait du bonheur que le résultat du hasard ou de la nature, il faut que la plus grande partie des hommes y renoncent ; car alors l’acquisition du bonheur ne dépend plus des soins de l’homme ; il ne relève plus de lui ; l’homme n’a plus à s’en occuper lui-même. Si au contraire on admet que les qualités et les actes de l’individu peuvent décider de son bonheur, dès lors, il devient un bien plus commun parmi les hommes ; et même un bien plus divin ; plus commun, parce qu’un plus grand nombre pourront l’obtenir ; plus divin, parce qu’il sera la récompense des efforts que les individus auront faits pour acquérir certaines qualités, et le prix des actions qu’ils auront accomplies dans ce but.
La plupart des doutes et des questions qu’on soulève ici, seront clairement résolus, si l’on définit d’abord avec précision ce qu’il faut entendre par le bonheur. Consiste-t-il uniquement dans une certaine disposition de l’âme, ainsi que l’ont cru quelque sages et quelques anciens philosophes ? Ou bien, ne suffit-il pas que l’individu lui-même soit moralement d’une certaine façon ? et ne faut-il pas bien plutôt encore qu’il fasse des actions d’une certaine espèce ?
Parmi les divers genres d’existence, il y en a qui n’ont rien à voir dans cette question de la félicité et qui n’y prétendent même pas. On ne les cultive que parce qu’ils répondent à des besoins absolument nécessaires ; et je veux dire, par exemple, toutes ces existences consacrées aux arts de luxe, aux arts qui ne s’occupent que d’amasser de l’argent et les arts industriels. J’appelle arts de luxe et inutiles les arts qui ne servent qu’à la vanité. J’appelle industriels les métiers des ouvriers qui sont sédentaires et vivent des salaires qu’ils gagnent. Enfin , les arts de lucre et de gain sont ceux qui s’appliquent aux ventes et aux achats des boutiques et des marchés.
De même donc que nous avons indiqué trois éléments du bonheur, et signalé plus haut ces trois biens comme les plus grands de tous pour l’homme : la vertu, la prudence et le plaisir, de même aussi nous voyons qu’il y a trois genres de vie que chacun embrasse de préférence, dès qu’il en a le libre choix : la vie politique, la vie philosophique, et la vie de plaisir et de jouissance. La vie philosophique ne s’applique qu’à la sagesse et à la contemplation de la vérité ; la vie politique s’applique aux belles et glorieuses actions, et j’entends par là celles qui viennent de la vertu ; enfin la vie de jouissance se passe tout entière dans les plaisirs du corps. Ceci doit faire comprendre pourquoi il y a tant de différences, comme je l’ai déjà dit, dans les idées qu’on se fait du bonheur.
On demandait à Anaxagore de Clazomènes (1) quel était suivant lui l’homme le plus heureux : « Ce n’est aucun de ceux que vous supposez, répondit-il ; et le plus heureux des hommes selon moi vous semblerait probablement un homme bien étrange. » Le sage répondait ainsi, parce qu’il voyait bien que son interlocuteur ne pouvait pas s’imaginer qu’on dût mériter cette appellation d’heureux, sans être tout au moins puissant, riche, ou beau. Quant à lui, il pensait peut-être que l’homme qui accomplit avec pureté et sans peine tous les devoirs de la justice, ou qui peut s’élever à quelque contemplation divine, est aussi heureux que le permet la condition humaine. »
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(1) Anaxagore de Clazomènes, philosophe présocratique né vers 500 av. J.-C., vint se fixer à Athènes ; familier du cercle de Périclès, il introduisit l’idée d’une « intelligence » (nous) ordonnatrice de la nature.
Traduction : Morale à Eudème, livre I chap. 3 et 4, in Morale d’Aristote, J. Barthélemy-Saint Hilaire, Durand, Paris, 1856
Image : Les trois philosophes, Giorgione, c. 1509, musée d’histoire de l’art de Vienne. CCO
* Légende : « Car il y a beaucoup de gens qui confondent le bonheur et la fortune »….