
Suétone rapporte qu’Auguste fut si consterné par la défaite totale de Varus à Teutobourg en l’an 9 qu’il se laissa pousser la barbe et les cheveux durant plusieurs mois en signe de deuil et qu’il « se frappait de temps en temps la tête contre la porte, en s’écriant : » Quintilius Varus, rends-moi mes légions ! » (legiones redde)… Ce désastre, surnommé « désastre de Varus » (clades Variana) par les historiens de l’époque, était inégalé dans l’histoire romaine depuis Cannes, et vit le massacre par les Germains de 3 légions et de leurs auxiliaires … soit près de 9000 hommes ! Il s’agit d’une défaite décisive, qui mit un frein définitif à l’expansion de Rome en Germanie. C’est grâce à Velleius Paterculus que nous connaissons les détails de cette humiliation de l’Empire par des barbares « nés pour le mensonge ». Velleius Paterculus, originaire d’une vieille famille d’origine municipale, préfet de la cavalerie sous Auguste, a composé une histoire romaine qui jette sur cette bataille de la forêt de Teutobourg un éclat tragique…
« CXVII. César venait à peine de terminer la guerre de Pannonie et de Dalmatie quand, moins de cinq jours après qu’il eut achevé une tâche si importante, des lettres funestes arrivèrent de Germanie. Elles annonçaient la mort de Varus, le massacre de trois légions, de trois corps de cavalerie et de six cohortes. La fortune ne nous fut indulgente que sur un point … et le personnage de Varus demande qu’on s’y arrête.
Quintilius Varus descendait d’une famille plutôt illustre que noble. C’était un homme naturellement doux, de mœurs tranquilles, un peu lourd d’esprit comme de corps, et plus accoutumé à la calme vie des camps qu’aux fatigues de la guerre. Il était loin de mépriser l’argent, comme peut en témoigner la Syrie qu’il eut sous son autorité : elle était riche et lui pauvre quand il arriva ; à son départ elle était pauvre et il était riche. Placé à la tête des troupes qui se trouvaient en Germanie, il s’imagina que ces barbares qui n’avaient d’humain que la voix et les membres, étaient véritablement des hommes et que les lois pourraient adoucir ceux que l’épée n’avait pu dompter. C’est avec de tels desseins qu’il pénétra au cœur de la Germanie. Il s’y comporta comme s’il était parmi des gens qui goûtent la douceur de la paix et passa le temps de la campagne d’été à rendre la justice et à prononcer des arrêts du haut de son tribunal.
CXVIII. Mais, chose à peine croyable pour qui n’a pu en juger par lui-même, les Germains, peuple né pour le mensonge, témoignèrent dans leur extrême barbarie de la plus grande astuce. Ils inventèrent de toutes pièces une série de procès ; tantôt ils se cherchaient querelle les uns aux autres ; tantôt ils nous remerciaient de ce qu’ils voyaient leurs disputes apaisées par la justice romaine, leur humeur farouche adoucie par une nouvelle discipline inconnue, et leurs débats qu’ils vidaient jusque-là par les armes terminés par le droit. Ils amenèrent ainsi Quintilius Varus à faire preuve de la dernière imprévoyance. Il en vint même à croire qu’il se trouvait au forum rendant la justice comme préteur urbain et non plus au centre du territoire Germain à la tête d’une armée.
Alors un jeune homme noble, courageux, intelligent, d’une vivacité d’esprit extraordinaire chez un barbare et qui portait sur son visage et dans ses yeux l’ardeur de son âme, Arminius, fils de Sigimer chef de cette nation, après nous avoir fidèlement servis dans la campagne précédente et avoir même reçu de nous le droit de cité et le rang de chevalier, trouva dans la faiblesse de notre général l’occasion de son crime. Il avait pensé, non sans raison, que personne n’est plus rapidement abattu que celui qui est sans inquiétude et que la confiance aveugle est la cause la plus ordinaire des désastres.
Il associe à ses projets, d’abord quelques amis puis un plus grand nombre. Il leur dit, il leur persuade qu’on peut écraser les Romains. Aux décisions il joint les actes et fixe la date de l’embuscade. L’affaire est dénoncée à Varus par un des hommes de cette nation qui nous resta fidèle, un noble, Ségeste. Il conseillait de faire arrêter les conjurés mais déjà les destins étaient plus forts que la volonté de Varus et avaient émoussé la pénétration de son esprit. Car il en est ainsi : souvent un dieu égare l’esprit de celui dont il veut changer la fortune et fait en sorte, par un effet déplorable, que le malheur qui survient paraît mérité et que la mauvaise chance devient un crime. Ainsi Varus répond à Ségeste qu’il ne croit pas à ce complot et déclare que les marques de bienveillance que les Germains lui témoignent s’expliquent par les services qu’il leur a rendus. Après cet avertissement, Varus n’eut pas le temps d’en recevoir un second.
CXIX. Les circonstances de cet affreux désastre qui fut, après la défaite de Crassus chez les Parthes, le plus grave qu’un peuple étranger eût infligé aux Romains, nous essaierons nous aussi, après tant d’autres, de les exposer en détail dans un ouvrage plus étendu. Nous ne devons ici le déplorer qu’en peu de mots. Cette armée était de toutes la plus courageuse et parmi les troupes romaines elle se distinguait par sa discipline, sa vigueur et son expérience de la guerre. Mais l’apathie de son chef, la perfidie de l’ennemi, l’injustice du sort l’accablèrent à la fois. Les soldats ne furent pas même autorisés à profiter de l’occasion de combattre ou de tenter une sortie, sauf dans des conditions défavorables et moins qu’ils ne l’eussent voulu, puisque certains d’entre eux furent durement punis pour avoir fait usage de leurs armes et montré leur courage de Romains. Des forêts, des marécages, des embuscades les entouraient de tous côtés et ils furent tués jusqu’au dernier par ces mêmes ennemis qu’ils avaient toujours égorgés comme un bétail et dont la vie et la mort dépendaient de leur colère ou de leur pitié.
Varus montra plus de courage pour mourir que pour combattre : imitant son père et son aïeul, il se perça de son épée. L’exemple que donna le préfet du camp, Lucius Eggius, fut aussi noble que fut honteux celui que donna son collègue Ceionius. En effet, alors que la plus grande partie de l’armée avait succombé dans la lutte, Ceionius proposa de se rendre, préférant mourir dans les supplices que dans la bataille. De son côté le lieutenant de Varus, Vala Numonius, homme par ailleurs honnête et doux, donna l’exemple le plus funeste : il s’enfuit avec la cavalerie, laissant seule l’infanterie et essaya de gagner le Rhin avec ses escadrons ; mais le destin vengea ce crime, car Numonius ne survécut pas à ceux qu’il avait trahis et fut victime de sa trahison. Les ennemis déchirèrent sauvagement le corps à demi-brûlé de Varus. Sa tête fut coupée et portée à Maroboduus qui l’envoya à Auguste. Elle reçut enfin la sépulture dans le tombeau de la famille Ouintilia. »
Traduction : Velleius Paterculus, Histoire romaine, livre II, CXVII sqq., C. L. F. Panckoucke, 1825
Image : Otto Albert Koch, Varusschlacht, 1909, Lippisches Landesmuseum Detmold. CCO
Pour situer (approximativement) le siège de la bataille, relisons Tacite : « Ductum inde agmen ad ultimos Bructerorum, quantumque Amisiam et Lupiam amnis inter vastatum, haud procul Teutoburgiensi saltu in quo reliquae Vari legionumque insepultae dicebantur : « L’armée s’avança ensuite jusqu’aux dernières limites des Bructères, et tout fut ravagé entre l’Ems et la Lippe, non loin de la forêt de Teutobourg où, disait-on, gisaient sans sépulture les restes de Varus et de ses légions » (Annales I 60).
*Traduction de la légende : « Des forêts, des marécages, des embuscades les entouraient de tous côtés et ils furent tués jusqu’au dernier… »