En tibi, inquit, ut sentias, quam uile corpus sit iis, qui magnam gloriam uident, dextramque accenso ad sacrificum foculo inicit…*

En 507 av. J.-C., Porsenna, roi étrusque, marche contre Rome pour rétablir les Tarquins sur le trône. Durant le siège de la ville, un jeune patricien, Caïus Mucius, fait preuve d’un courage hors norme qui amène Porsenna à retirer ses troupes de la colline du Janicule et à conclure la paix avec Rome. Son sacrifice par le feu le rapprocherait, selon Dumézil, de Týr, dieu nordique de la guerre juste et de la justice qui sacrifia sa main dans la gueule du loup Fenrir. Cet épisode fondateur, rapporté ici par Tite-Live, définit le rapport que doit entretenir le héros romain avec son propre corps, ce « vile corpus », ce « corps sans valeur » qui doit être sacrifié à la gloire…

« Le blocus de Rome continuait, ainsi que le manque de blé et son extrême cherté, et Porsenna se flattait de prendre la ville sans quitter ses positions, quand Caïus Mucius, jeune patricien qui trouvait honteux que le peuple romain, esclave des rois, n’eût jamais été assiégé, en aucun guerre, par aucun ennemi, et que ce même peuple, devenu libre fût assiégé par ces mêmes Étrusques, dont il a avait souvent mis en déroute les armées, Mucius donc, pensant qu’il fallait, par quelque grand coup d’audace, venger cette honte, décida de pénétrer – et, d’abord, de sa seule initiative- dans le camp ennemi.

Puis, il craignit, s’il marchait sans l’ordre des consuls et à l’insu de tous ses compagnons, d’être arrêté par les sentinelles romaines, et ramené comme déserteur.

Il se présenta au Sénat : « Pères conscrits, je veux passer le Tibre dit-il, et entrer si possible dans le camp ennemi. Ce n’est pas pour piller, ni pour nous venger des ravages subis. Si les dieux m’aident, l’exploit que je médite est plus grand ». Les Pères conscrits l’approuvent : il cache une arme sous ses vêtements et il part.

Une fois arrivé, il s’arrête, au plus près de la foule, près du tribunal du roi. C’était justement l’heure où l’on payait les soldats. Un secrétaire, assis près du roi, et habillé à peu près comme lui, s’empressait, et c’était de lui qu’en général s’approchaient les soldats. Hésitant à demander lequel des deux était Porsenna, de peur, en ne reconnaissant pas le roi, de se trahir lui-même, Mucius laisse, au hasard, la fortune guider sa main, et égorge le secrétaire au lieu du roi.

Il partait, en s’ouvrant dans la foule effraye un chemin avec son épée sanglante, lorsque, accourant aux cris, les gardes royaux l’arrêtèrent et le ramenèrent ; même lorsqu’il est tout seul devant le tribunal du roi, il paraît plus à craindre qu’il ne craint lui-même.

« Je suis, dit-il, citoyen romain : mon nom est Caïus Mucius. Ennemi, j’ai voulu tuer un ennemi. Je n’ai pas devant la mort moins de courage que je n’en eus pour le meurtre : un Romain doit agir et souffrir en brave. Je ne suis pas le seul à te porter ces sentiments : il y a derrière moi une longue file de gens qui briguent le même honneur. A cette lutte décisive, s’il te plaît, prépare-toi donc à combattre chaque heure pour ta tête, à trouver le poignard, l’ennemi, dans le vestibule de ta demeure de roi. Voilà la bataille que nous, jeunesse de Rome, nous te déclarons. Ne crains ni bataille rangée, ni grand combat : c’est entre toi seul et chacun de nous que sera l’affaire ».

Le roi, à la fois transporté de colère et pétrifié de ce péril, ordonna, menaçant, pour effrayer Mucius, de le jeter au milieu des flammes, s’il n’expliquait au plus tôt ces menaces d’attentat, proférées en termes énigmatiques. Mucius s’écria : « Vois donc, et comprends ce que vaut le corps pour les hommes qui visent à une grande gloire ». Et il met sa main droite sur un foyer allumé pour le sacrifice. Il la laissait brûler, d’un cœur, pour ainsi dire, étranger à la douleur.

Le roi, comme foudroyé par un tel miracle, sautant de son siège et faisant écarter le jeune homme de l’autel, lui dit : « Va-t’en, toi, qui oses être pour toi-même un ennemi plus cruel que pour moi. Je t’encouragerais, si ton courage était en faveur de ma patrie ; puisqu’il en est autrement, je renonce contre toi aux lois de la guerre ; je te laisse, sain et sauf, partir d’ici ». Alors Mucius, comme s’il récompensait ce mérite : « Puisque tu honores le courage, que ton bienfait obtienne de moi ce que n’ont pu obtenir tes menaces. Nous sommes trois cents conjurés, l’élite de la jeunesse romaine, à marcher contre toi dans cette voie. Mon tour est sorti le premier. Tous les autres, successivement, se présenteront chacun à son heure, jusqu’à ce que la fortune te livre à l’un d’eux dans des conditions favorables ».

Après le départ de Mucius, que par la suite la perte de sa main droite fit surnommer Scaevola [le Gaucher], des députés de Porsenna vinrent à Rome : il avait été si ému et de l’arrivée subite de ce premier danger, dont l’avait seule protégé l’erreur de son agresseur, et de l’obligation de subir autant d’attaques qu’il restait de conjurés, que de lui-même, il offrit la paix aux Romains. Il chercha vainement à mettre au nombre des conditions le rétablissement de la famille royale, et, s’il le fit, ce fut plutôt parce qu’il ne pouvait refuser cette démarche aux Tarquins, que dans la conviction qu’il n’éprouverait point un refus. La restitution du territoire de Véies fut consentie, et les Romains se virent obligés de livrer des otages pour obtenir l’évacuation du Janicule. La paix conclue à ces conditions, Porsenna retira ses troupes de ce poste, et sortit du territoire de Rome.

Le Sénat donna à Caïus Mucius, pour son courage, des terres situées de l’autre côté du Tibre, qu’on appela plus tard « prés de Mucius ».

*************

Texte : Tite-Live, Ab urbe condita, livre II, 12-13. Traduction : J. G. Tricot et M. Rat (remaniée)

Image : Mucius Scaevola et Porsenna, Matthias Stomer, c. 1640, Art Gallery of New South Wales. CCO

*Traduction de la légende : « Vois donc, dit-il, et comprends ce que vaut le corps pour les hommes qui visent à une grande gloire ». Et il met sa main droite sur un foyer allumé pour le sacrifice »…

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