
La qualité des constructions y est déplorable, le prix des loyers, exorbitant, avoir son bout de jardin est un rêve inaccessible, le bruit y rend insomniaque et finalement fou, la circulation et la foule font de toute tentative de sortie une tentative de suicide, on y reçoit sur la tête tout et surtout n’importe quoi que jettent négligemment des habitants sans aucun civisme, et l’on s’y fait sauvagement agresser la nuit. Bienvenue dans la Rome de Juvénal, qui dans sa troisième Satire dresse un tel tableau de la vie à la romaine (pour les plus pauvres s’entend) que seul le souvenir de l’âge d’or de la Ville éternelle l’en peut consoler.
Jamais à Volsinie, à Tibur, à Préneste,
Le paisible habitant, en son réduit modeste,
A-t-il craint de se voir sous son toit écrasé ?
À Rome chaque jour on s’y trouve exposé.
Là, d’étages nombreux qui montent dans la nue,
Sur de frêles étais à peine soutenue,
La ruine incessamment semble près de crouler ;
Et quand du mur qui penche et qu’on sent vaciller,
L’architecte avec art déguisant la menace,
En a légèrement replâtré la surface,
Il veut que désormais, grâce à ses soins prudents,
Nous dormions sans frayeur sous ces débris pendants.
Hâtons-nous de quitter un lieu si peu tranquille
Sortons : courons chercher quelque lointain asile,
Où, sans craindre le feu, les voleurs et le bruit,
Avec sécurité l’on passe au moins la nuit.
Ô mon cher Juvénal, que n’as-tu le courage
De venir loin du cirque avec moi vivre en sage !
Pour le prix que dans Rome un patron rigoureux
Exige tous les ans d’un cachot ténébreux,
Tu pourrais, ou dans Sore ou dans Fabraterie (1),
Acheter un manoir avec sa métairie.
Là, cultivant toi-même un modeste jardin,
Souvent on te verrait, d’une onde avec la main
Sans corde et sans fatigue à sa source puisée,
Répandre sur tes fleurs la féconde rosée.
Quel plaisir de pouvoir offrir à cent amis,
Les mets que Pythagore aux mortels a permis (2),
Et d’être, n’importe où, du moindre coin de terre
Et le cultivateur et le propriétaire !
Les malades ici, dans leur repos troublés,
Succombent la plupart d’insomnie accablés.
C’est leur faute, il est vrai, c’est l’excès de la table
Qui chargeant l’estomac d’un poids insupportable,
Y fait naître, y nourrit un feu séditieux,
Mais fût-on plus frugal, en dormirait-on mieux ?
Les maisons à loyer n’ont pas de nuit tranquille :
Ce n’est qu’à prix d’argent qu’on dort en cette ville.
Voilà ce qui nous tue. À peine le matin
De fatigue épuisé, je m’assoupis enfin,
Que vingt chars accrochés s’arrêtent à ma porte :
Aux cris des muletiers que la fureur transporte,
Aux clameurs dont je sens tout mon grabat trembler,
Les phoques et Drusus cesseraient de ronfler.
Qu’un riche ait à sortir : soudain sa chaise est prête :
Il part : la foule cède, et sans que rien l’arrête,
Par six liburniens (3) rapidement porté,
Sur les têtes du peuple il court en sûreté.
Chemin faisant, il lit, il écrit, ou repose.
Rien n’invite au sommeil comme une chaise close.
Cependant il achève un voyage si doux,
Et, sens même y songer, il arrive avant nous.
Mais moi, quand je me hâte, une foule grossière
M’arrête par devant, me presse par derrière :
L’un, pour me devancer, me coudoie en passant ;
L’autre, du choc d’un ais, me laisse tout en sang ;
Ici l’on me renverse : ailleurs on m’éclabousse ;
Et tandis qu’en jurant je m’esquive et me pousse,
Mes pieds par des brutaux meurtris à chaque pas,
Rapportent au logis les clous de nos soldats.
De la nuit maintenant vois les périls divers ;
Vois du haut de ce toit qui se perd dans les airs,
Ces cristaux mutilés, ces débris de vaisselle
Du passant dans la rue entamer la cervelle,
Et de leurs durs éclats écrasant le pavé,
Y laisser de leur chute un monument gravé.
Certes, il montrerait bien peu de prévoyance,
Celui qui, dans la ville, avec insouciance,
Sans avoir pour sa mort réglé tout en sortant,
Irait souper le soir chez l’ami qui l’attend.
Chaque bouge éclairé, chaque fenêtre ouverte
Le mettrait, dans sa route, à deux doigts de sa perte ;
Heureux si mille fois à périr exposé,
Par faveur singulière, il n’était qu’arrosé ! (…)
Autre risque à courir à l’heure pacifique
Où d’un triple verrou chacun clôt sa boutique,
Vous ne manquerez pas de voleurs effrontés,
Pour détrousser les gens en cent lieux apostés.
Que dis-je ? des brigands, portant plus loin l’audace,
De force quelquefois envahiront la place,
Quand des marais pontins (4) par la garde chassés,
La faim vers nos remparts les aura repoussés.
Que de fers cependant, que de chaînes pesantes,
Fabriqués à grand bruit dans nos forges brûlantes !
La matière s’épuise, et, faute de métaux,
Nos guérets vont manquer de socs et de râteaux.
Règne de l’innocence ! Âge heureux de nos pères !
Que n’avons-nous vécu dans ces siècles prospères
Quand, pour l’effroi du crime et le maintien des lois,
Une seule prison suffisait à nos rois ?
Plus d’un autre motif à la fuite m’engage ;
Mais la nuit tombe ; il faut partir ; mon équipage
M’attend, et de son fouet, dont l’air a retenti,
Le muletier déjà m’a deux fois averti.
Adieu donc : souviens-toi d’une amitié fidèle (…)
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(1) Ville et colonie volsque
(2) L’école pythagoricienne prônait le végétarisme
(3) Les Liburniens étaient un peuple antique de la côte adriatique
(4) Région marécageuse située en Italie centrale, dans la région du Latium, à environ soixante kilomètres au sud de Rome. Elle était réputée pour sa stérilité et ses miasmes.
Traduction en vers par Louis-Vincent Raoul, chez Wouters, Raspoet et cie, 1842. Disponible sur Wikisource
* Traduction de la légende : « Les maisons à loyer n’ont pas de nuit tranquille :
Ce n’est qu’à prix d’argent qu’on dort en cette ville »…