
Faut-il manger les animaux, s’interroge l’américain Jonathan Safran Foer ? Plutarque lui répond, à quelques siècles de distance : non, et renchérit même : comment l’homme peut-il manger la chair, et le doit-il ?… Relisons l’incipit du Περί σαρκοφαγίας, en latin De esu carnium (« Sur la consommation de la chair », traité de jeunesse très mutilé extrait des Moralia), qui rejoint par ses interrogations plus morales que religieuses les questions qui se posent à nouveau à notre époque. Ces premières lignes se penchent sur le dégoût naturel que devrait provoquer le meurtre d’un animal et sa consommation : l’homme s’est-il donc éloigné de sa nature originelle, est-il donc devenu décadent, pour prendre plaisir à ce qui devrait lui faire horreur ?…
« Tu me demande pour quelle raison Pythagore s’abstenait de manger de la chair, mais au contraire je m’émerveille moi, quelle affection, quel courage, ou quelle raison eut donc l’homme qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui osa toucher de ses lèvres la chair d’une bête morte, et comment il fit servir à sa table des corps morts (…) et faire viande et nourriture des membres qui peu devant bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient.
Comment purent ses yeux souffrir de voir un meurtre ? de voir tuer, écorcher, démembrer une pauvre bête ? Comment put son odorement en supporter la senteur ? Comment est-ce que son goût ne fut dégoûté par horreur, quand il vint à manier l’ordure des blessures, quand il vint à recevoir le sang et le jus sortant des plaies mortelles d’autrui ? (…)
Ce n’est donc pas merveille, si nous mangeâmes de la chair des bêtes contre la nature, vu que lors on mangeait et la mousse et l’écorce des arbres, et c’était une heureuse rencontre, quand on pouvait recouvrer de la racine verte de chiendent ou de bruyère (…) tout le reste de la vie humaine n’était que douleur, misère et tristesse.
Mais maintenant quelle rage et quelle fureur vous incitent à commettre tant de meurtres, vu que vous avez à coeur saoul tant grande affluence de toutes choses nécessaires pour votre vie ? Pourquoi mentez-vous ingratement à l’encontre de la terre, comme si elle ne pouvait vous nourrir ? (…) N’avez-vous point honte de mêler à vos tables les fruits doux avec le meurtre et le sang ? Et puis vous appelez les lions et les léopards, bêtes sauvages, et cependant vous épanchez le sang, ne leur cédant de cruauté en rien, car ce que meurtrissent les autres animaux, c’est pour la nécessité de leur pâture, mais vous, c’est par délices que vous le faites (…).
Ô la grande cruauté ! C’est horreur de voir seulement la table des riches hommes servie et couverte par cuisiniers et sauciers qui habillent ces corps morts, mais encore plus d’horreur y-a-t-il à la voir desservir, par ce que le relief de ce que l’n emporte est plus que ce que l’on a mangé : pour néant donc que ces pauvres bêtes-là ont été tuée. »
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Retrouvez la traduction d’Amyot (16ème s.) du « Sur l’usage des viandes » et le texte grec sur Remacle.org. Ce petit traité a été publié récemment en Rivages Poche. Petite Bibliothèque, sous le titre Plutarque. Manger la chair ?, traduction d’Amyot, préface de Serge Margel, Payot Rivages, rééd. 2018.
Image : statue dite Moschophoros (du grec « porteur de veau »), retrouvée dans les fouilles de l’Acropole, conservée au musée de l’Acropole, datée d’env. 560 av. J.-C. CC BY-SA 3.0
* Traduction de la légende : « Comment purent ses yeux souffrir de voir un meurtre ? de voir tuer, écorcher, démembrer une pauvre bête ? Comment put son odorement en supporter la senteur ? »…